Danger : collectionner les "douilles"

L’art de tranchée menacé

vendredi 5 janvier 2018, par Erwan

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Un dépôt de douilles d’obus tirées sur les arrières du front britannique pendant la Première Guerre Mondiale. Ces énormes masses de laiton ont fourni au combattant une source de matière première gratuite et inépuisable pour développer « l’art des tranchées. »

L’un des souvenirs les plus anciens de mon enfance ce sont les deux obus de 37mm neutralisés qui ornaient le manteau de la cheminée de ma grand-mère avec un peu plus loin sur un mur une photo de mon grand-père en uniforme, coiffé du casque Adrian et de l’autre côté de la cheminée, un cadre contenant ses décorations.

Plus de huit millions d’hommes [1] ayant servi sous les drapeaux pendant la Seconde Guerre Mondiale ; ce genre de modeste souvenir était extrêmement courant dans nos campagnes il y a encore quelques années et personne ne songeait à s’offusquer de la présence de ces reliques dans les foyers, pas plus que de celle de petites pièce d’artillerie ou d’obus autour des monuments aux morts !

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Confection de vases à partir de douilles d’obus par des soldats américains.
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Sur le plan purement esthétique, on peut aimer ou détester ces produits de l’art de tranchée. Certains, réalisés maladroitement, sont peu décoratifs, alors que d’autres, sortis des mains de véritables artistes, sont des chefs d’œuvres. Leur fabrication s’est prolongée après la guerre. Ils étaient alors souvent achetés à des marchands locaux, par les familles des soldats tués, qui allaient se recueillir sur les champs de bataille où étaient tombés leurs proches. Quelle que soit la valeur esthétique de ces objets, ils sont porteurs d’une énorme charge émotionnelle et notre devoir est de les préserver pour les générations à venir.

Quand je fus un peu plus vieux, je remarquai, également posé sur le manteau de la cheminée un mystérieux objet conique en bronze brillant, recouvert de marquages mystérieux, sur lequel j’interrogeais mon grand-père, qui me répondit qu’il s’agissait de la fusée d’un obus autrichien, qui avait explosé non loin de lui. Cette partie de l’obus, propulsée par l’explosion, était tombée à ses pieds (vu sa masse, elle l’aurait certainement tué si elle avait touché sa tête au lieu du rebord du trou d’obus dans lequel il s’abritait). « Cette fusée était encore brûlante, quand je l’ai ramassée, m’a-t-il confié, je l’ai conservée en souvenir ».

Toute ma jeunesse, j’ai considéré avec un grand respect ces reliques tout droit sorties de l’enfer des combats : poser la main dessus, c’était toucher l’histoire et cette fusée qui, si elle était tombée quelques centimètres plus loin aurait pu tuer mon grand-père bien aimé, aurait aussi pu faire que je ne voie jamais le jour !
Ces objets sont restés dans la maison de mes grands parents tout au long de leur vie et il ne leur serait jamais venu à l’idée que ces reliques puissent un jour faire l’objet d’une quelconque interdiction. Même les gradés allemands, pour lesquels la Wehrmacht avait réquisitionné une partie de leur ferme pendant l’occupation, hochaient la tête d’un air respectueux devant ces souvenirs martiaux, qui indiquaient pourtant que leur propriétaire avait combattu leurs parents dans le précédent conflit, après un court moment de recueillement, les occupants lançaient généralement le traditionnel « Ach, Krieg Gross Malheur !  », avant de s’éclipser poliment. Pourtant à cette époque, toute détention d’armes et d’explosifs était punie de mort pour le contrevenant et de déportation pour sa famille.

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Cette pendule a été réalisée à partir d’un obus de 75mm tiré (les rayures du canon sont imprimées dans la ceinture de forcement) et non éclaté, sans doute parce que sa fusée a été faussée au moment de l’arrivée au sol. Face à ce genre d’objet, il est toujours utile de faire vérifier par les services compétents si le projectile a bénéficié d’une neutralisation intégrale.

Mes grands-parents ont aujourd’hui disparu et ces souvenirs ont été pieusement recueillis par un de mes cousins, auquel je n’ose apprendre qu’ils sont aujourd’hui classés comme des armes de catégorie A, dont la détention est formellement interdite !
Mon cousin, qui est chasseur mais nullement collectionneur d’armes, n’a pas la moindre idée des évolutions de la législation et il me rirait certainement au nez d’un air incrédule si je lui apprenais cette nouvelle ! J’imagine son commentaire : «  Quelle nouvelle c. .nerie » sont-ils encore allés inventer pour nous e..erder ! » et je ne pourrai que lui donner raison !

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Pour meubler les temps morts entre les combats, les soldats prirent l’habitude de réaliser des souvenirs à partir des matériaux que la guerre mettait à leur disposition. La plupart destinaient ces souvenirs à leur famille, d’autres les revendaient à des camarades moins doués manuellement ou à des civils, afin d’améliorer un peu leur maigre solde de mobilisés.
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Crucifix fabriqué à partir de cartouches de Mauser.

Pourtant cette absurdité est désormais une réalité bien inscrite dans la loi du 6 mars 2012. Si ce nouveau texte a apporté un réel progrès en définissant clairement la neutralisation des cartouches jusqu’au calibre 20mm, il a classé sans discernement toutes les autres munitions, fussent-elles vidées de toute matière explosive et transformées en porte-parapluies, en catégorie A. Même les douilles d’obus gravées, que les historiens répertorient désormais sous le vocable d’ « Art de Tranchée » et que beaucoup de musées s’enorgueillissent d’exposer dans leurs vitrines, sont aujourd’hui interdites à la détention, comme éléments de munitions de catégorie A.

Par ce classement, les pouvoirs publics ont probablement voulu couper court à un commerce dangereux, alimenté par certaines personnes qui fouillent les champs de bataille au détecteur à métaux et qui revendent leur trouvailles sur Internet, sans toujours les avoir neutralisées correctement.

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Douille gravée de façon très élaborée : dans la masse des huit millions d’hommes mobilisés, il y a avait des artisans habiles et aussi de véritables artistes !

Pourtant, il est évident pour tout le monde que, pour les douilles [2] d’obus gravées et autre souvenirs totalement neutralisés, sont totalement inoffensifs. Par ailleurs, la destruction de ces émouvantes reliques constitue tout autant un acte de vandalisme vis à vis du patrimoine national, qu’une une insulte à nos ascendants et une agression vis à vis de ceux qui s’efforcent de conserver leur mémoire.

En 2011, lorsque fut inauguré le mémorial de la Grande guerre à Meaux [3], beaucoup avaient espéré que monsieur Jean François Coppé, Maire de Meaux, à l’époque Ministre, ferait adopter des dispositions pour sauvegarder ces pièces historiques. Mais il n’en a rien été : la loi de 2012 les a classées de la même façon que des munitions opérationnelles.

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L’artisanat de tranchée s’expose à l’hôtel de ville de Millau. Avec les dispositions légales actuelles, cette collection pourrait être considérée comme un dépôt d’éléments de munitions de catégorie A et pourrait être passible de saisie et les organisateurs de l’exposition pourraient risquer de sévères sanctions pénales ! (Document : le Midi Libre)

Quelques années plus tard, après que des touristes australiens, venus en pèlerinage sur les champs de bataille français aient été inquiétés pour avoir acheté des douilles gravées qu’ils comptaient rapporter en souvenir dans leur pays, la direction des douanes françaises a eu l’intelligence de recommander à ses agents de ne plus poursuivre le détenteurs d’objets d’art réalisés à base de douilles d’obus. Mais aucune décision n’a été encore prise au niveau du Ministère de l’Intérieur.

D’ailleurs, quelle décision les associations de défense des collectionneurs pourraient-elles recommander ?

Nous voyons trois pistes :

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Grâce à un collectionneur gersois, la bibliothèque du Grand Auch a été en mesure d’organiser une magnifique exposition d’objets de l’art de tranchées.


- lever complètement l’interdiction risquerait d’encourager la reprise du trafic de pièces dont on peut toujours craindre qu’elles soient mal neutralisées. Une telle décision désarmerait également les services de sécurité face à la constitution d’arsenaux terroristes sur notre sol,

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Bon nombre d’objets émouvants réalisés à base de munitions de récupération sont exposés dans les vitrines de ce musée de Clermont-Ferrand. Ils constituent un témoignage d’un art naïf et populaire intimement lié à notre histoire nationale.(Document : www.musee-artisanat-1418.fr)


- autoriser la détention des munitions souvenirs des deux guerres mondiales, tout en en interdisant la vente pourrait être une solution, pour éviter le trafic mais si l’on admet le droit de propriété, il est difficile de refuser celui de vendre les objets que l’on possède en toute légitimité,

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La classique paire de petits obus de 37mm, qui a longtemps orné les cheminées de nos grand-mères, sans que personne ne s’en inquiète.


- considérer comme du matériel historique les composants de munitions antérieurs à 1946 qui soient intégralement neutralisés, paraît encore constituer la meilleure solution, d’autant plus qu’elle est en accord avec les dispositions légales existant à propos du matériel militaire. Par contre, si l’on peut sans difficulté transposer les normes actuelles de neutralisation s’appliquant aux munitions de moins de 20mm [4] aux douilles de plus gros calibre, il plus difficile d’énoncer de façon simple et surtout, les normes de neutralisation des projectiles. Il est possible de proposer la formule : « intégralement vidé de toute matière explosive » [5]. Après tout, cette formule de bon sens a prévalu pendant près d’un siècle, sans qu’il y ait eu énormément d’accidents à déplorer [6].

Un jour, lors d’une réunion au Cabinet du Ministre de la Défense, un responsable de la DGA a affirmé que les douilles travaillées constituaient un "art populaire." Et que les matériaux qui avaient été utilisés ne constituaient plus des éléments de munitions classés. Notre regret, c’est que ces paroles n’ont jamais été reprises dans les textes.

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Obus neutralisés de 370 mm décorant le monument aux morts de Nontron (Dordogne). Après la Première Gerre Mondiale, ces obus ont été cédés (vides et équipés de fusées factices) à titre gracieux par le Ministère de la Défense, aux communes qui en faisaient la demande pour orner des monuments patriotiques.

Il faut toutefois reconnaître que globalement les autorités de police ou les institutions judiciaires reconnaissent cet “art populaire”. Il est regrettable que quelques fonctionnaires tatillons voulant faire du ” chiffre” ou ayant envie d’un vase en laiton pour décorer leur intérieur profitent du flou juridique pour poursuivre des détenteurs. Aussi est-il indispensable qu’une circulaire officielle vienne préciser ce classement d’”art populaire”.

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Des ouvrières peignent des obus de gros calibre.

Voir les positions :


[1Dont 1 400 000 seront tués

[2On emploie le terme « étui » jusqu’au calibre 20mm et on parle de « douille » pour les étuis de calibre supérieur ainsi que pour les cartouches de chasse d’armes à canon lisse.

[3Ce magnifique musée expose rappelons-le la fabuleuse collection privée de monsieur Jean Pierre Verney.

[4percement par un armurier d’un trou de 2mm dans la douille et percussion de l’amorce.

[5Par contre, la vérification de la bonne neutralisation des projectiles qui seraient proposés à la vente serait difficile pour les forces de l’ordre, à moins qu’elles ne se fassent assister par des démineurs de la sécurité civile.

[6La plupart des accidents répertoriés ont été causés par des explosifs abandonnés en pleine nature, dont le sous-sol français est parsemé et que les services publics ne parviennent pas à éliminer.