Risques et collections industrielles :

Les collections militaires contemporaines

jeudi 8 avril 2010, par Gilles Aubagnac, conservateur du Musée de l’Air et de l’Espace au Bourget.

A la fin du XXème siècle, la notion de collections industrielles témoins d’un patrimoine industriel particulier au XIXème et au XXème siècle s’est mise en place. D’abord parents pauvres des musées, ces collections ont peu à peu acquis, à partir, des années 1990 une légitimité et en même temps elles ont posé des grandes questions liées à leur conservation. Quels risques courent ces collections lorsqu’elles veulent être sauvegardées, ou pire lorsqu’elles ne le sont pas ? Quels risques peuvent-elles faire courir aux responsables de collections voire au public ?

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Ces collections sont multiples et hétérogènes : de l’atelier de bonneterie à Troyes du milieu d’un XXème au bâtiment de la Marine nationale ; de la locomotive à vapeur aux lampes de mineur dans le Nord ; du char des années 1970 au site industriel inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Pour toutes les collections dans les musées – des Beaux-arts à l’archéologie - il existe un « risque » qui est lié à la tension entre les actions de conserver et de monter : le fait de montrer peut en effet être préjudiciable à la conservation et le conservateur doit éviter la schizophrénie entre la sauvegarde des collections et la délectation du public. De prime abord les collections industrielles sont constituées d’objets qui ne sont pas des unicum, qui relèvent de la production en série et il pourrait sembler que cela peut simplifier la conservation puisque les objets seraient remplaçables. En fait il n’est est rien car lorsque un véhicule, une machine-outil, une locomotive, un canon entre dans une collection patrimoniale il devient un objet unique, protégé, inaliénable, incessible et imprescriptible et, en même temps, sa conservation et les opérations de restauration éventuelles obéissent aux règles habituelles et déontologiques mises en œuvre dans les musées.

Les « risques » qui peuvent toucher ces collections sont de plusieurs types et ceux-ci influent sur la conservation et la restauration. Les exemples pourraient être nombreux. [1] Une goélette du début du XXème siècle inscrite à l’inventaire supplémentaire des MH appartenant, depuis 1975, à la ville de Canet en Roussillon (Pyrénées orientales) a perdu ses mats en 1993, a coulé dans le port en 1999 et aujourd’hui fait l’objet d’une restauration dans le cadre d’un projet intercommunautaire autour de la municipalité de Port-Vendres. [2] Un engin unique destiné à la remise en état des voies ferrées en cas de conflit au moment de la guerre froide, le Diplodocus, se trouve actuellement sur une voie désaffectée dans un quartier militaire en région parisienne. [3] Le ministère de la Défense ne sait comment le conserver et cet engin, de dimensions et de poids imposants, ne peut plus se déplacer sur les voies ferrées pour rejoindre un musée qui serait éventuellement intéressé. Une locomotive à vapeur inscrite ou classé mais dont tous les diapositifs de sécurité ont été modifiés, changés ou modernisés afin de pouvoir rouler sur un circuit touristique est-elle encore un objet patrimonial ? Des ensembles industriels complets ont fait l’objet de classement ou d’inscription MH et certains d’entre eux posent des questions insolubles pour leur conservation.

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Roue de 220 Mle 16
Bois, métal et caoutchouc subissent l’outrage du temps.

Il n’est pas possible, en ces quelques pages et le cadre de cette publication, d’aborder l’ensemble des risques courus par ces collections ou ces ensembles patrimoniaux ou encore les risques qu’ils font courir au public ou à la société. Seuls quelques cas vont être évoqués – majoritairement liés à un sujet connus de l’auteur : les collections militaires - pour donner un aperçu de cette tension entre risque et patrimoine autour de l’enjeu de la protection des collections issues des sociétés industrielles. Les armes sont, bien sûr, typiques de ce genre de collections [4] même si les collections militaires d’aujourd’hui relèvent d’un héritage ancien depuis la création du conservatoire de l’artillerie par le duc d’Humières à Paris en 1685.

Sécurité des personnes et ordre public…

Il existe un certain flou juridique sur les questions de conservation des armes à feu dans les musées car le texte de base qui est de 1939 et qui a été repris en 1995 ne définit pas de manière explicite ce que peuvent faire ou ne pas faire les musées et il ne semblerait pas judicieux d’appliquer au musée les règles définies pour les collectionneurs privées. Voir un excellent point de situation sur ce sujet

Une arme à feu d’épaule ou de poing qui date d’avant 1870 est classé en 8ème catégorie et ne nécessite donc aucune autorisation particulière. En revanche, celles qui sont postérieures à cette date sont classées en 1ère ou 4ème catégorie et ne peuvent pas être conservées par des particuliers – sauf autorisations spécifiques – sans avoir été neutralisées c’est-à-dire rendues définitivement inapte au tir par la mise en œuvre d’un dispositif irréversible réalisé par le Banc d’épreuve de Saint-Etienne seul habilité en France à pratiquer cette opération.

Certains musées, afin de ne pas se trouver en porte à faux face à une réglementation peu précise voire inadaptée, font neutraliser les armes conservées. Néanmoins, il y a là une atteinte à l’intégrité physique de l’objet. Cette atteinte n’est pas acceptée pour tous les autres objets faisant partie des collections nationales dans le cadre de la loi musée de 2002. Pour les armes, en revanche, un trou est fait dans le canon et le système de percussion est rendu inopérant : ces opérations peu visibles sont néanmoins irréversibles. Mais ce qui est plus grave réside dans le fait que la législation est amenée à évoluer avec le temps et ce qui classé comme dangereux aujourd’hui sera de détention libre demain car le temps rend ces armes de plus en plus obsolètes. En outre, il convient de mentionner aussi que les dates de passage de l’arme de guerre à l’arme de collection varient en Europe suivant les pays alors que l’on pourrait penser qu’il y a une unification de la législation.

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Musée de Draguignan
Canons du XVIIIème

Ainsi, il y a dans les collections du musée de l’Artillerie classé « musée de France » un revolver français réglementaire 11 m/m modèle 1874 neutralisé avec percuteur scié et canon troué ; ceci a été fait dans les années 1970 alors que cette arme était alors classée en 4ère catégorie. Aujourd’hui il est classé, le temps passant, en 8ème catégorie donc libre mais les dégradations sont irrémédiables et irréversibles. Si cette arme entrait aujourd’hui dans les collections du musée elle ne serait pas neutralisée. La grande question est donc de définir aujourd’hui – ici comme ailleurs – ce qui est le patrimoine de demain et le risque est d’appliquer une réglementation conjoncturelle si ce n’est émotionnelle. Pourquoi une arme dans un musée présenterait un risque d’atteinte à l’ordre public ? Parce qu’elle pourrait être volée…répondent les tenants d’une réglementation très stricte sur les armes.

Les armes « lourdes » qui sont montées sur des dispositifs qui permettent de les déplacer – par exemple un canon de 155 m/m de la Seconde Guerre mondiale – sont classées en 2ème catégorie et ne peuvent être possédées (pour faire simple) que par les forces armées. Ceci peut paraître logique, mais un canon de la Guerre de 1870 – et peut être même un Gribeauval du Premier Empire - sont classés dans la même catégorie tout comme les véhicules qui sont classés comme arme alors même qu’il ne porte plus d’arme. Ainsi, un char Sherman américain de la Seconde Guerre mondiale qui n’a plus son canon ni ses mitrailleuses et toujours classé comme matériel de guerre de 2ème catégorie. Si l’on peut comprendre aisément que de telle règles puissent s’appliquer à des collectionneurs privés, il semble difficile de les mettre en œuvre dans des « musées de France » car, dans ce cas, les risques de trouble à l’ordre public ou de trafic d’armes ne semblent guère possible. Néanmoins, là aussi, le flou juridique constitue un risque qui ne favorise pas la conservation des collections et ce risque est « supérieur » à celui de l’atteinte à l’ordre public ou à la sûreté de l’Etat.

Ces exemples montrent bien comment deux « risques » s’opposent : garantir l’ordre public en évitant que des armes puissent être utilisées et attenter à l’intégrité de l’objet conservé afin de sauvegarder pour l’avenir un objet dans son état initial, sachant que cela est très important pour des collections technologiques. Le musée royal de l’armée de Bruxelles a, par exemple, réalisé au cours des années passées une étude sur le tir des fusils à percussion réglementaires de l’armée belge du milieu du XIXème siècle en se servant des moyens technologiques contemporains : vitesse initiale de la balle, pression dans le canon, granulométrie de la poudre, etc. Ceci était possible car les quelques armes utilisées étaient en état de tir ; il n’y avait pas eu à la fin du XIXème une législation coercitive rendant ces armes inaptes au tir. Pourra-t-on dans le premier tiers du XIXème siècle effectuer une telle étude avec des armes de la Première Guerre mondiale ?...

La législation sur la détention des armes de 1ère, 2ème et 4ème catégorie est tout à fait confuse pour ce qui concerne les collections des musées. Le ministère de la Culture n’a jamais été consulté sur ce sujet lors des différentes modifications du décret de 1939 sur la détention des armes de guerre des années 1990 à aujourd’hui. La loi constitue donc, en elle-même, un risque pour la protection d’un patrimoine technologique.

Collections militaires – collections industrielles. Quels risques et quelles pratiques autour des collections d’artillerie ?

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Pièce de siège Napoléon III

Le canon de 75 du modèle 1897 est considéré comme le plus emblématique des canons français du XXème siècle. Lors de sa création, il était totalement en avance sur son temps, par le système de frein. Il a été l’un des acteurs majeurs de la Première Guerre mondiale. Dans les années 20, il est exporté dans de nombreux pays d’Europe centrale en particulier et même fabriqué sous licence aux Etats-Unis. [5] En 1940, le 75 constitue le matériel le plus utilisé de l’artillerie française. Certains sont « rajeunis » par la mise en place d’un roulement sur pneumatique. Ce canon, cet objet, appartient donc à une réelle production en série, à une réalisation industrielle.

Le musée de l’armée possède dans ses collections un canon dit de Bir Hakeim ; ce 75 a été transformé, sans doute en Syrie, en une pièce antichar vers 1941 d’après l’histoire orale développée autour de cet objet mythique. Ce canon est entré dans les collections du musée de l’Armée dès 1948, car cette bataille de Bir Hakeim a été considérée très tôt comme l’un des actes fondateurs de la France Libre. Au delà de la réelle portée militaire de l’événement, la résistance des Français, dans le désert de Libye, contre les germano-italiens est utilisée, dès l’époque, comme moyen de propagande pour montrer, depuis Londres, ceux qui combattent. Le général de Gaulle va même jusqu’à écrire, plus tard, dans ses Mémoires : « Pour le monde tout entier, le canon de Bir Hakeim annonce le début du redressement de la France ». Il ne s’agissait donc pas d’un canon anonyme. Le canon qui allait être présenté avait une histoire ; d’une certaine manière il s’agit d’un unicum. Il fallait la retrouver et la mettre en valeur. Néanmoins cet objet avait derrière lui cinquante ans d’exposition sous une galerie des Invalides !…

La première idée fut d’essayer de retrouver sous un badigeon récent de couleur sable posé au musée de l’Armée au cours des vingt dernières années la couleur d’origine, celle de Bir Hakeim et de l’exposer ainsi. Compte tenu de l’importance de l’objet il a été envisagé, dès le début, de réaliser cette opération en liaison avec le laboratoire de Jarville-Nancy. Les restaurateurs de Nancy commencèrent à rechercher, sur de petites fenêtres, avec une technique qui était proche des travaux sur des tableaux, les traces de cette fameuse couleur d’origine. Deux couches de peinture ultérieures à la guerre furent parfaitement identifiées puisqu’elles mordaient l’une sur les premiers centimètres de la bouche du canon et l’autre sur des parties internes de la culasse. Si le canon avait tiré après la pose de ces couches, les traces à la bouche et sur la culasse auraient totalement disparues. En outre, la formule chimique de l’une des couches était particulière de peintures d’après guerre. La troisième couche trouvée unissait un ensemble de couches de peinture différente par leur teinte et leur texture qui provenaient des diverses parties du canon lorsqu’il avait été monté sur pneumatiques avec un nouveau train de roulement et un nouveau bouclier permettant le tir antichar. Enfin, la radiographie des axes du train de roulement permit de voir comment l’ensemble avait été monté, sans aucun doute dans des ateliers de réparations rudimentaires en Syrie.

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Musée de Draguignan
Petits modèles de l’artillerie vers 1800

Néanmoins il n’était pas possible de garder cette couche retrouvée car il s’agissait d’un voile très mince appliqué sur des parties déjà légèrement corrodées, mais aussi imparfaitement dégraissées ou nettoyées. La couche de peinture retrouvée ne tenait pas et le processus de corrosion était encore actif. Le risque était chimique et physique. En outre, certains anciens combattants consultés ne reconnaissaient pas la couleur … La couleur qui d’après eux était la bonne était, en fait, semblable à celle des films de fiction mettant en scène l’Afrika-Corps dans des reconstitutions cinématographiques : c’est le risque de la mémoire … [6]

Il fut donc décidé, après de nombreuses discussions, de décaper complètement le canon par micro-billage, en laissant quelques parties de peinture de l’époque de Bir Hakeim en place dans des fenêtres et, après traitement des parties corrodées, de remettre en peinture à l’identique l’ensemble de la pièce hormis les fenêtres. Cette recherche de la bonne couleur était nécessaire car le canon était présenté dans une scénographie qui suggérait le théâtre des combats de l’époque.

Toujours pour les mêmes salles du musée de l’Armée un autre canon présente une autre histoire et une autre approche ; il s’agit d’un canon de 105 m/m américain de 1942.

Lors de la conférence d’Anfa en janvier 1943, le général Giraud obtient du gouvernement américain que onze divisions de l’armée française soient reconstituées en Afrique du Nord et armées avec du matériel et selon les standards américains. Les unités du Corps Expéditionnaire Français en Italie sont ainsi partiellement équipées ; l’un des moments forts de cette campagne d’Italie est, pour les Français, l’attaque du Garigliano où leur artillerie joue un rôle prépondérant. Toujours dans le cadre du parcours muséographie définie en accord avec les architectes, il a été proposé d’exposer dans la séquence consacrée à la Campagne d’Italie une pièce d’artillerie. Il existait encore un canon de 105 m/m américain de cette époque dans un des établissements de réserve de l’armée de terre à Toul.

Le premier risque était l’amiante ou plus exactement les suspicions d’amiante dans l’alliage de l’acier du tube. Il a donc été décidé que ce canon rejoindrait les collections du musée de l’Artillerie et serait mis en dépôt au musée de l’Armée. Il ne pouvait rejoindre directement les collections du musée de l’Armée en raison de la loi sur l’amiante de 1996 ; en effet il y aurait eu changement de propriétaire, du ministère de la Défense à l’Etablissement public du musée de l’Armée sous tutelle du ministère de la Défense … En entrant dans les collections du musée de l’Artillerie à Draguignan il n’y avait pas de changement de propriétaire … [7]

Ce canon avait été fabriqué en 1942 et le bloc culasse modifié en 1944. Les deux dates étaient marquées à froid dans l’acier et parfaitement visibles. Cet objet trouvait donc une place naturelle dans une séquence consacrée à la Campagne d’Italie en 1943-1944. Ce canon avait aussi servi pour l’instruction dans l’armée française jusque dans les années 1980. Il portait ainsi les marquages à froid, sur le rail du frein, des nombreuses dates de vérification entre 1950 et les années 80. Il était peint en vert « armée française » mais à certains endroits la couche était écaillée et le vert américain de la Seconde Guerre mondiale était parfaitement visible. Les pneumatiques avaient été fabriqués dans les années 70 en Allemagne. Les supports de goniomètre et de lunette étaient faussés. Quelques traces de rouille étaient visibles sur les bêches. A part cela, il était très « propre ». Que faire ? Il était possible d’envisager un sablage complet, une remise en peinture à l’identique de la couleur américaine, un changement de pneumatiques et des supports d’appareils de visée. C’était le point de vue de nombreuses personnes qui auraient voulu remettre ce canon à nu puis à l’identique de 1942-1944. Ceci est le risque qui guette parfois le collectionneur qui voudrait un objet aussi neuf que s’il sortait d’un arsenal. Mais alors comment comprendre les marquages à froid, dans le métal, parfaitement visibles qui montraient qu’il avait servi jusque dans les années 1980 dans l’armée française ? On ne pouvait effacer – dans le sens le plus étymologique - cette valeur d’usage … Le risque était d’occulter l’histoire de cet objet.

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Il n’existe pas de neutralisation légale de munitions grosses ou petites. Pour la sauvegarde de ces témoins, la règlementation doit statuer.

Finalement il a été décidé de ne rien faire, ou plus exactement d’effectuer un traitement a minima. Le canon a été nettoyé avec de l’eau savonneuse tiède afin de le débarrasser de toutes traces de graisse et de lubrifiant, les quelques traces de corrosion sur les bêches ont été ponctuellement traitées et il a été présenté avec simplement une couche de cire siliconée.

Conserver un canon de 75 m/m modèle 1897 en service jusqu’en 1962 ou un obusier de 105 HM2 en dotation de 1942 à 1990, une jeep ou un camion de type GMC sont choses relativement aisées dans un musée technique avec un minimum de savoir-faire et de financements. Il n’en va pas de même pour les systèmes d’armes du deuxième tiers du XXe siècle. La collecte semble facile ; elle entre dans le projet scientifique et culturel du musée de l’Artillerie, par exemple, tel qu’il a été défini en 2003 par un conseil scientifique mêlant militaires, universitaires et conservateurs. De plus en plus, les systèmes d’armes sont complexes et de dimensions considérables. La première question qui se pose est celle des infrastructures, mais la plus importante est celle de la destinée de ces collections après collecte. Que conserver ? Comment ? Et dans quel(s) but(s) ? Quels risques courent ces collections ? Quelques exemples permettent d’illustrer ce questionnement.

Un exemplaire de vecteur de tir du système d’arme PLUTON a été mis en dépôt par la DCMAT (Direction centrale du matériel de l’armée de terre) au musée de l’Artillerie lors du démantèlement de cette composante de l’arme nucléaire préstratégique à la fin des années 1990. Ce véhicule de tir est entré dans les réserves du musée à Draguignan il y a une dizaine d’années par ses propres moyens, en roulant, en parfait état de fonctionnement, sauf bien sûr le calculateur qui relève du domaine du secret Défense et le missile réel remplacé par un missile totalement inerte.

La grande question qui se pose actuellement concerne le niveau de ce qui doit être conservé. Il s’agit d’un châssis de type AMX 30, du type de celui conservé dans la version « blindé » au musée de Saumur. A cela est associé un système hydraulique contenant 600 litres d’huile réputée dangereuse. Ne pas faire fonctionner le système provoque des fuites importantes car les joints perdent de l’étanchéité. L’électricité indispensable pour les transmissions, le calculateur et l’informatique est fournie par une turbine du type de celle qui est utilisée, en plus grand, dans les hélicoptères. Faire fonctionner ces systèmes demande une maintenance importante avec des appareils et des savoir-faire qui n’existent plus et un stock de pièces détachées. Ne pas les faire fonctionner conduit à leur détérioration . [8] A cela s’ajoute la présence d’amiante dans certaines parties de la motorisation. La question qui se pose est complexe. Faut-il conserver - et comment - ce système témoin à la fois d’une technologie spécifiquement française de très haut niveau mais aussi de la période de la Guerre froide qui a profondément marqué le monde et les relations internationales ? Il est aisé de garder uniquement la carrosserie, donc une image en trois dimensions mais sans aucune trace de la technologie intrinsèque à l’objet. Est-ce là le but d’un musée technique ? Cependant, garder un tel système technique dans toute sa complexité est chose quasi-impossible, sauf à mettre en place des budgets importants de conservation. Où se trouve le juste milieu ? Quels risques guette le conservateur dans ses choix ?

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Char Roland
Le patrimoine industriel débute à l’instant ou l’objet n’est plus utilisé pour l’usage pour lequel il a été fabriqué.

En 2007, l’artillerie française a mis fin à l’emploi du missile sol-air ROLAND qui équipait les régiments d’artillerie. Ce missile est monté sur un véhicule de tir dérivé, lui aussi, du châssis de l’AMX 30, un blindé de plus de trente tonnes. Le musée de l’Artillerie a souhaité garder un de ces engins afin de le faire entrer dans ses collections. Le principe a été accepté par l’EMAT (Etat-major de l’armée de terre) et la DCMAT a mis en dépôt au musée de l’Artillerie un des ces engins retirés du service. Obéissant à des protocoles de travail et de sécurité internes à l’armée de terre mais dérivé de la législation sur le armes de 2ème catégorie, les services de la DCMAT ont enlevé tous les systèmes de transmission et d’informatique et le véhicule a été rendu impropre à la circulation par le démontage des pièces reliant le moteur à celui entraînant les chenilles. Actuellement est donc conservé, en dépôt au musée, une « image » en trois dimensions d’un AMX 30 ROLAND et non la totalité – autant que faire se peut dans des véhicules complexes – de la technologie de ce lance-missile sol-air qui a équipé pendant trente ans l’armée française.

Une autre approche aurait aussi pu être possible, mais elle aurait demandé au préalable un travail de concertation transverse, entre le musée de l’Artillerie et celui des blindés, mais il aurait fallu définir au ministère de la Défense un niveau de cohérence pour piloter ces actions. Il aurait alors été envisageable de ne conserver à Draguignan que la tourelle lanceur du missile puisque le châssis est celui du char AMX 30 conservé à Saumur. Actuellement de telles approches ne sont pas encore initiées au niveau central.

D’une manière plus globale, nous nous trouvons aujourd’hui devant, non pas un canon tel le Gribeauval de 1800 ou le 75 de 1900, mais en présence de systèmes d’armes. Pourquoi conserver uniquement le lanceur et pas aussi les radars, les moyens de transmission et autres matériels sans qui les lanceurs PLUTON ou ROLAND ne pourraient fonctionner ? En 2010, le système de défense sol-air HAWK qui équipait avec des versions successives modernisées l’artillerie sol-air depuis quarante ans va être retiré du service. Que doit-on conserver ? Le missile, le lanceur, les radars, les diverses consoles de tir, les véhicules spécifiques … et dans quelles versions ? Pour l’instant aucune décision n’est prise et le risque est aussi dans le choix. En revanche, un ouvrage publié par le musée de l’Artillerie grâce à l’action d’un groupe de travail d’une quinzaine d’auteurs sous la direction d’un officier venant de prendre la retraite - qui a été un spécialiste pendant trente ans du HAWK - vient d’être publié. Dans le domaine technologique, la publication d’ouvrages de référence peut pallier -mais jusqu’où ?- la difficile conservation des matériels et diminuer les risques de perte de connaissances et de patrimoine.


Une réponse avait été donné dans la deuxième moitié du XVIII siècle pour ce qui était déjà alors des collections industrielles : les petits modèles d’artillerie. Il ne s’agissait pas de maquette mais de réalisation en modèle réduit avec les mêmes caractéristiques, de matériaux en particulier. Aujourd’hui, les maquettes réalisées par les industriels n’obéissent pas à la même logique et les armements sont si complexes qu’il semblent difficile de les réaliser en petits modèles sauf à garder le principe et à le faire évoluer en prenant en compte les possibilités de l’informatique et de la restitution en 3 D. Une double question de conservation se posera alors. Ce n’est pas l’objet même qui est conservé mais son « image » ; il y a un risque de dénaturation de la notion de patrimoine industriel. Comment conserver, de manière impérissable, le support numérique et son moyen de lecture et de restitution : il y a un risque de perte de l’information…

Néanmoins, le seul vrai risque c’est d’avoir en même temps l’arme et la munition : cas rarissime pour les armes anciennes.

Ce n’est pas le canon qui est dangereux, mais l’obus ! Là nous entrons dans une autre problématique : les collections de munitions qui peuvent exister dans certains musées mais pour lesquelles il n’y a guère de cadre juridique…

Du mème auteur voir aussi : Les risques associés à la conservation des collections militaires et techniques.

- voir aussi :


[1Voir « La conservation du patrimoine technique et industriel » actes du colloque des 6, 7 et 8 mars 2002, Centre historique minier de Lewarde, 2002,

[2Journal « Midi Libre » 9 août 2009.

[3Voir « Les objets qui racontent l’histoire : militaires » tome II, sous la direction de Gilles Aubagnac et Denis Tardy, EMCC Editions, Lyon 2009.

[4Voir « Patrimoine et collections liées aux activités militaires : pourquoi et pour quels aménagements du territoire », AGCCPF PACA et musée de l’Artillerie, Edition Fages, 2004.

[5Aujourd’hui, il existe quelques rares canons de ce type dans les collections du ministère de la Défense en particulier un portant le N° 6, fabriqué en 1896 et conservé au musée de l’Artillerie de Draguignan

[6Ceci montre les limites de la mémoire et les travers du « devoir de mémoire ». Voir sur ce sujet : « La campagne de France de mai-juin 1940 et les musées français » par Gilles Aubagnac dans «  La campagne de 1940 » sous la direction de Christine Levisse-Touzé, Edition Tallandier, 2001, pp. 84-98.

[7Certains aspects de la loi de 1996 sur l’amiante sont totalement inadaptés aux collections des musées

[8Il s’agit d’une problématique similaire à celle de la conservation des automates ou des pendules, mais les enjeux financiers ne sont pas les mêmes, sachant en outre qu’il y a peu de réflexions sur ces sujets dans le domaine des collections militaires.